Où les souvenirs se font vaporeux
rating: K+
Il ne devait pas avoir plus de huit ans à l'époque. Son père était parti en France pendant quelques jours, afin de rendre visite à ses parents. Lui, n'avait jamais vu ses grands-parents. Son père ne l'avait jamais emmené de l'autre côté de la Manche. Il l'avait attendu avec impatience, demandant tous les jours à sa mère: « Dis Maman, quand est-ce qu'il revient Papa? » « Bientôt mon chéri, bientôt. » Et il avait compté les jours. Lorsqu'enfin son père avait été de retour, il lui avait sauté dans les bras. Et lui l'avait serré très fort. Puis il lui avait dit de sa voix un peu grave: « Si tu me laisses respirer, je pourrai te donner ce que je t'ai rapporté. » A ce moment-là, ses yeux avaient brillé de curiosité. Il avait reculé, juste un peu. Son père avait fouillé dans les poches de son manteau de voyage et en avait sorti un petit paquet, tout froissé. Il l'avait saisi avec précaution, comme s'il risquait à tout instant de le briser. Doucement, en prenant garde de ne pas le déchirer, il avait ôté le papier, sous le regard amusé de ses parents. Alors était apparu un livre. Oh, pas un grimoire de sorts compliqués, non! Un tout petit livre relié de cuir et sur la couverture duquel on pouvait lire: Poésies d'Arthur Rimbaud. Son père lui avait expliqué qu'il lui offrait ce livre pour le récompenser de sa progression en français. Quelle fierté il avait éprouvée ce jour!
Le livre reposait, ouvert, sur la table de la cuisine. Le soleil
irradiait la cuisine de ses rayons incandescents. Dans son bocal, le
poisson rouge tournait en rond, comme à son habitude. Sur le
bord de la table un grand bol empli d'un liquide sombre et fumant.
Deux grandes mains blanches l'enserraient. Les yeux de Draco Malfoy
étaient comme hypnotisés par cette boisson carmin. Dans
la soucoupe, des taches allant du bleu le plus clair au violet le
plus soutenu s'étalaient sous le sachet empli de fleur
d'ibiscus. Le rouge profond du karkadé se reflétait
dans son regard gris.
I,
lettre d'unité et d'unicité. Lettre de droiture: on lui
avait toujours appris à se tenir droit comme lui. Lettre de
précision: il n'aimait pas omettre le moindre point dans sa
graphie.
Pourpres.
Couleur de sang royal. Couleur de noblesse. Il l'avait côtoyée
depuis sa plus tendre enfance. On lui avait enseigné le nom de
ses ancêtres et la fierté de son nom. Pourtant, on lui
avait interdit de la porter, cette couleur « ennemie ».
Le pourpre était bon pour les imbéciles lui avait-on
dit. Jamais il n'en avait compris la raison. Mais toujours il avait
obéi à son père. En grandissant, il lui avait
semblé comprendre pourquoi on associait le rouge aux abrutis.
Pourtant, c'est cette chaude couleur primaire et criarde qu'il avait
suivie dans la guerre.
Sang craché.
Il avait suivi l'étendard vermillon. Pourtant, au bout de
plusieurs heures de lutte, on ne le distinguait plus des autres.
Quelle qu'eût été la couleur du drapeau avant,
tout baignait dans cette nuance d'écarlate. La terre était
creusée de rigoles teintées de cette riche tonalité
et le sol buvait avidement ce liquide si précieux. Il avait
disparu aujourd'hui: le brun et l'ocre étaient revenus. Mais
dans leur mémoire, les hommes savaient qu'il y avait eu un
jour un éclat sanguin qui avait élargi la palette de
ces couleurs. Après cela, tout ce qui avait fait son enfance,
tout ce qui lui restait de ses parents avait été
détruit. Il revoyait parfaitement les sourires ravis
d'adolescents emplis d'une haine inexpliquée et les crachats
qui avaient fusé sur la tombe de son père. La seule
chose qu'il avait réussi à conserver était ce
livre. Il ne lui restait plus que quelques lambeaux de souvenirs
accrochés à ces poésies françaises.
Rire de lèvres
belles. Pendant longtemps, il
lui avait semblé que jamais plus il ne sourirait. Derrière
ses paupières closes il revoyait le rire de sa mère, un
rire franc et heureux. Puis il revoyait le rictus amusé de son
père. Et la moue moqueuse de Severus Snape. Et tous les
sourires qu'il avait croisés au collège et qu'il ne
reverrait plus. Un jour pourtant, ses yeux s'étaient ouverts
sur deux lèvres qui s'étiraient en un sourire empli de
tendresse. Ce sourire, il s'y était accroché. Il ne
voulait plus le perdre. Le sourire était devenu rire. Et ce
son tintait encore à ses oreilles.
Dans la
colère. Oh bien sûr,
il n'avait pas emporté ce rire du premier coup. Il s'était
battu pour lui, avec lui. Tant d'années de colère et de
mépris ne s'effaçaient pas ainsi, d'un revers de
manche. Des éclats de voix, des gestes désordonnés.
Des éclats de verre, des bris de vie. Des pans entiers de son
existence avaient été rythmés par ces crises.
Dégoût, réticence. Refus de la réalité
et de sa propre faiblesse. Puis envie, jalousie. Peur panique. Peur
de perdre ce sourire. Et son insouciance: qu'avait-il à faire
de son inquiétude? Alors de nouveaux éclats. Et le
calme. L'apaisement.
Ou les
ivresses pénitentes.
Quelques mots. Il suffisait de le rassurer. Il avait toujours eu un
faible pour les mots. Leur magie lui aurait fait croire tout et son
contraire. Il les aurait suivis au bout du monde. Les mots devenaient
caressants, les paroles se muaient en soupir. Les lèvres se
fermaient et se rouvraient pour une toute autre occupation. Baisers
enflammés où se trouvait tout ce que les mots ne
pouvaient exprimer. Le silence entroucoupé de gémissements
parlait parfois beaucoup mieux que le plus beau des discours. La
raison faisait place à l'ivresse. Les sens désordonnés
chassaient l'entendement. Et dans le tourbillon carmin de la passion,
tous leurs péchés étaient pardonnés.
Hum. Draco se ressaisit. Il commençait sérieusement à
délirer. Il devenait « grandiloquent »
comme se serait plu à lui rappeler quelqu'un de sa
connaissance. Le karkadé était mauvais pour son état
mental, surtout lorsqu'il venait de relire une bonne dizaine de fois
le poème « Voyelles ». Il observa un
long moment la ligne rose qui s'était déssinée
sur la porcelaine blanche, replongeant dans ses souvenirs.
C'est un bruit de clef dans la serrure qui le fit réagir.
Enfin il rentrait!
« Bonsoir! C'est moi!
- Tout de même,
ce n'est pas trop tôt!
- C'est toi
Draco?
- Non c'est
Marcus Flint venu t'annoncer son mariage avec Pomona Chourave!
- Non, c'est
vrai?
- Enfin Harry!
Réfléchis deux minutes! Qui d'autre que moi pourrait
être ici à t'attendre?
- Ah oui, c'est
vrai. »
Et le dénommé Harry entra dans la cuisine. Les yeux
pétillant de joie, il faisait vaguement penser à un
autre sorcier légèrement azimuté. Draco ne put
retenir un sourire en le voyant fondre sur lui tel un oiseau sur sa
proie. Bientôt, son sourire fut capturé par deux lèvres
avides. Et il ferma les yeux, savourant ce bonsoir si délicieux.
« J'aime ce goût acidulé, soupira Harry dans
son cou.
- Tu ne dirais
pas ça si je buvais du café!
- Comment ça?
- Ce que tu
aimes, c'est le goût des fleurs d'ibiscus.
- Tu manges des
fleurs toi maintenant? »
Draco leva les yeux au ciel devant tant de stupidité. « Mais
non! Je bois du karkadé, autrement dit, du thé de
fleurs d'ibiscus. C'est ce liquide rose que tu vois au fond de ma
tasse. Et c'est ce qui est acidulé. Je viens de m'en boire
toute une théière. » Harry lui lança
un regard interrogateur avant de lui donner un autre baiser, comme
pour vérifier ses dires. Puis il lui demanda, avisant le livre
ouvert sur la table: « Qu'est-ce que tu lisais donc?
- De la poésie
française.
- Ah.
- I, pourpres, sang craché,
rire de lèvres belles
Dans la colère et
les ivresse pénitentes.
- C'est encore
ce poète français?
- Oui.
- Tu aimes ce
livre, pas vrai?
- Oui. En même
temps, comment pourrais-je ne pas l'aimer?
- Tu as raison.
- ...
- Draco?
- Oui?
- J'ai quelque
chose pour toi. » Harry sortit de la poche de son
pantalon un petit paquet tout froissé. Il s'excusa du regard
pour l'état de son présent et le lui tendit. Les yeux
de Draco brillaient d'excitation enfantine. Il ouvrit
précautionneusement le paquet et y trouva un livre. Un petit
livre de poche, tout ce qu'il y avait de plus banal. Mais lorsqu'il
lut le titre, son cœur fit un bond dans sa poitrine.
Une saison en
Enfer, Arthur Rimbaud.