L'avarice
rating: K+
personnages principaux: le saule cogneur, Hannah Abbot, l'Avarice
Il était jeune encore mais déjà possédait
les caractéristiques des plus vieux spécimens de son
espèce: tronc noueux, une écorce se détachant
par lambeaux, et surtout, un caractère bien trempé,
marqué par une susceptibilité exacerbée.
Cependant, son feuillage d'un vert pâle aux reflets argentés,
ses longues lianes souples, sa silhouette torturée et presque
féline avaient tout pour plaire. C'est pourquoi, peu de temps
après sa plantation dans le parc de l'école, le saule
cogneur avait attiré une horde de jeunes dryades qui s'étaient
battues pour obtenir sa garde. Celle qui avait remporté la
lutte était une jeune fille qui, étrangement, possédait
les même caractéristiques que son hôte: féline
et souple, elle n'était pas jolie, mais avait un quelque chose
qui charmait. Au départ, la cohabitation de la nymphe et de
l'arbre se fit sans problème. Ils n'avaient pas de secrets
l'un pour l'autre et vivaient à coeur ouvert. Ils fusionnaient
totalement.
Un soir, alors que l'astre solaire venait de disparaître
derrière l'horizon et que la terre dégageait son parfum
entêtant, quelqu'un s'avança dans l'ombre. Une
silhouette toute petite. Un tintement. La dryade tendit l'oreille. Un
mauvais pressentiment lui étreignait le coeur. C'est alors
qu'elle vit une minuscule femme tout d'or vêtue. Partout des
pièces de métal précieux: en colliers, en
ceinture, brodées... c'était donc cela qui
tintinnabulait dans la nuit! Les yeux de cette femme semblaient eux
aussi deux pièces d'or. Ses cheveux d'un châtain sombre,
tirant sur l'auburn, faisait ressortir la pâleur de sa peau.
Cette femme semblait sculptée dans du cristal tant elle était
fine; ses mains étaient ciselées. Elle s'approcha de
l'arbre, le sonda de son regard doré. Elle savait que si elle
faisait un pas de trop, l'arbre et sa créature s'en
prendraient violemment à elle. Or, elle avait besoin du saule.
En voyant cette espèce de fée tourner autour de son
arbre, la nymphe sentit son coeur se glacer. Elle avait peur qu'on ne
lui ôte sa place. Elle s'accrocha alors désespérément
à l'écorce, fusionna son esprit avec celui de l'arbre.
Celui-ci frémit et un frisson agita ses feuilles. L'Avarice
cessa tout mouvement, tendit l'oreille et sentit ce qui était
en train de se passer. Quelle sotte! songea-t-elle. Et une
aura lumineuse s'épandit dans l'atmosphère et enveloppa
l'arbre tout entier.
Aussitôt, celui-ci ressentit la présence de la dryade de
façon beaucoup plus aiguë. Son caractère violent,
sa susceptibilité, tous ses mauvais penchants s'exacerbèrent
dans un seul but, protéger cette créature qui habitait
son sein, sa moitié, cette partie de lui-même. Cette
réaction n'était pas du tout celle qu'escomptait le
Péché. Elle eût préféré une
réaction inverse, mais apparemment, ces deux-là étaient
trop liés pour qu'elle puisse les séparer. Très
bien! Puisque le sort se jouait ainsi d'elle, elle ferait en sorte
que leur union soit fatale à la nymphe. Et pour la deuxième
fois, une aura enveloppa le saule cette-nuit-là.
Alors l'arbre sentit la dryade disparaître. Ce n'était
pas qu'elle disparaissait, mais disons que sa présence
devenait imperceptible aux sens du saule. Quelque chose de plus fort
s'était glissé entre ses racines; il ne savait quoi
mais avait le sentiment que si cette chose venait à
disparaître, il mourrait, et sa protégée avec
lui. Cette dernière se sentait oppressée, elle
étouffait sous cette écorce, mais son arbre ne semblait
pas s'en rendre compte. Elle percevait des ondes de haine, d'égoïsme
qui transperçaient sa pauvre âme de part en part et
couvraient sa propre jalousie ainsi que son désespoir. L'arbre
était désormais sourd à ses protestations.
L'Avarice exultait. Son bien le plus précieux gisait
maintenant au pied de cet arbre et seul celui qui l'aurait vue
agissant serait capable de le déceler. À condition que
l'arbre le laisse passer.
Lovée dans ses couvertures, Hannah Abbot ouvrit les yeux. Quel
était ce rêve étrange? Il lui semblait qu'une
force irrationnelle l'attirait au-dehors. Elle sortit de son lit,
enfila chaussures et pull-overs, traversa
le dortoir endormi des Poufsouffle puis les couloirs avant de sortir
dans le parc. Phoebée avait disparu et bientôt son frère
la replacerait sur la voûte céleste. L'herbe était
trempée de rosée. Hannah se rendit auprès du
saule cogneur. Elle s'approcha de quelques pas, mais aussitôt
l'arbre se mit à frémir. Ses branches commencèrent
à valser dangereusement. La jeune fille recula. Mais que
pouvait avoir dissimulé cette petite dame? C'est alors qu'elle
se souvint de ce qu'elle avait entendu dans son rêve. Avarice,
cette femme était l'Avarice... elle n'avait donc rien caché
dans les racines de l'arbre, seulement un leurre et un morceau
d'elle-même, à savoir une partie de son vice, une partie
de se vie.
Hannah s'en retourna alors au château, l'esprit tranquille.
Mais elle ne vit pas le léger scintillement au milieu du
feuillage du saule: accrochée parmi les feuilles luisait
doucement une plume mordorée.